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Musée gothique (Crimson Peak de Guillermo del Toro)

Musée gothique (Crimson Peak de Guillermo del Toro)

Musée gothique (Crimson Peak de Guillermo del Toro)

Les sorties consécutives de The Visit (le 7 octobre) et Crimson Peak (le 14 octobre) offrent une vue assez nette des extrêmes entre lesquels se situe le cinéma d'horreur américain contemporain. D'un côté l'esthétique largement galvaudée du found-footage, miraculeusement régénérée par le sens dramatique de Shyamalan, qui retrouve, à l'occasion d'une banale scène de nettoyage de four dans une cuisine, les terreurs venues de l'enfance. De l'autre, une tendance muséale contemplant trente ans de cinéma fantastique – d'Opération peur de Bava à Edward aux mains d'argent – dans une rétrospective dédiée au manoir gothique.

Crimson Peak est un film-exposition. Le large dossier qui lui est consacré dans le numéro d'octobre de Mad Movies – accompagné d'un hors-série sur Guillermo del Toro, intronisé pour l'occasion Master of horror – m'explique point par point ce que je n'aime pas dans le film. La création des décors semble être guidée par la pulsion morbide d'un cinéaste qui exhume les cadavres de ses films préférés pour en extraire des lambeaux de chair et les coller dans ce qu'il croit être son film. Si Fisher et Bava sont largement cités, on pense pourtant moins à ces vieux maîtres qu'à Tim Burton, c'est-à-dire à un gothique industriel, dont on retrouve la trace dans tout un pan du cinéma d'horreur contemporain (voir ce que je disais, l'hiver dernier, de La Dame en noir).

L'écueil du film d'épouvante gothique contemporain – depuis la résurrection du genre qui s'est produite il y a quinze ans, avec The Others d'Amenabar – est toujours celui de la reconstitution maniaque d'une esthétique qui a connu son apogée avec Bava et Fisher (avant d'être réinventée par Argento et Fulci). La monumentalité des décors de Crimson Peak érige encore une fois le tombeau de ce gothique sublime dans un geste stérile de reconstitution nostalgique. Il faudrait d'ailleurs interroger la démesure de ces décors, objets d'une contemplation exclusive, qui sacrifie toute la part ténébreuse du film. Car Crimson Peak se présente aussi comme une variation autour de Rebecca d'Hitchock : le rôle de la sombre gouvernante incarnée autrefois par Judith Anderson est plus ou moins repris par Jessica Chastain, intrigante belle-soeur qui aime trop son frère (Tom Hiddleston) pour supporter la présence de sa nouvelle épouse (Mia Wasikowska) dans le manoir familial.

Guillermo del Toro avait de quoi broder autour de cette relation incestueuse. Mais, trop occupé à dresser le tombeau des films qu'il aime encore comme un adolescent, il n'a rien à proposer à ses acteurs : Jessica Chastain compose un personnage digne d'une sorcière Disney, tandis que Mia Wasikowska joue sur le registre de la jeune fille candide. Lorsque le personnage de Tom Hiddleston devient – littéralement – un fantôme, quelque chose commence à vibrer un peu, mais c'est déjà la fin de Crimson Peak, et le moment est venu pour le film d'accueillir ses spectres de personnages dans son grand palais mortuaire.

Sans doute existe-t-il un malentendu sur le gothique tel que Guillermo del Toro se le représente aujourd'hui. Le gothique de Fisher, pour se limiter à cet unique exemple, ne tenait pas seulement dans ses décors mais aussi dans un projet plus ambitieux, consistant à ramener la mythologie venue du roman noir anglais (Frankenstein, Dracula, Jekyll & Hyde) vers la jeunesse anglaise des années 50-60. Projet que Christopher Lee résumait par cette phrase : « Merci, M. Fisher, d'avoir rendu Dracula aux cinéphiles de vingt ans (1) ». Les films tardifs de Fisher (comme les Vierges de Satan ou Le Retour de Frankenstein) ont sans doute été vus par un public qui écoutait aussi Sympathy for the Devil : ils éprouvaient de la sympathie pour le diable (dans Le Cauchemar de Dracula, Lucy ouvrait grand sa fenêtre pour accueillir son prince des ténèbres).

En comparaison le gothique de Crimson Peak paraît bien corseté, il ne ramène au spectateur d'aujourd'hui que le souvenir de son lustre passé. C'est un gothique vide, qui ne regarde aucun désir, n'exprime rien. Le plan le plus sensuel du film montre les mains de Mia Wasikowska se posant un instant sur les fesses nues de Tom Hiddleston : le gif circule en boucle sur Tumblr comme une pépite, c'est la seule scène d'amour que l'on aura pu extraire du film. Ce qui peut arriver aux corps – question inévitable dans le cinéma d'horreur – semble être la dernière des préoccupations de Guillermo del Toro ; son travail est plutôt celui d'un commissaire d'exposition qui organise, avec la connaissance qui est la sienne, la mise en espace de ses souvenirs dans un musée où on lui a laissé carte blanche. Il est temps qu'il croise le chemin de Jason Blum.

Crimson Peak est en salle depuis le 14 octobre.

(1) La citation de Christopher Lee est extraite du volume 1 de Midi-Minuit fantastique (éd. Rouge Profond).