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Paradise Lost (Pasolini d'Abel Ferrara)

Paradise Lost (Pasolini d'Abel Ferrara)

Paradise Lost (Pasolini d'Abel Ferrara)

Six mois après l'exclusion de Welcome to New York de la dernière sélection du festival de Cannes, la récente projection de Pasolini à la Cinémathèque française et les éloges, nombreux, qui ont accompagné sa sortie produisent une impression très étrange. La critique semble heureuse de retrouver Ferrara dans cette production européenne (Arte, Capricci, Tarantula et Urania Pictures ont coproduit le film) qui ramène le cinéaste new-yorkais dans le champ de la culture, avec un sujet noble (un portait de grand cinéaste). On peut à nouveau ouvrir les yeux entre gens de bon goût, c'est même ce qui frappe en premier dans ce Pasolini : il s'agit d'un film de bon goût, peut-être le premier qu'ait réalisé Abel Ferrara.

Espérons que ce soit aussi le dernier, tant la ressemblance avec le Saint Laurent de Bonello est embarrassante : même idée d'un film conçu comme un produit culturel, même portrait d'un artiste déjà momifié, prononçant des phrases définitives (« Le sexe est politique », « L'art n'est plus narratif »), avec lesquelles le film ne marque aucune distance, mais qu'il traite au contraire comme des sentences proférées par la statue du Commandeur. On entend aussi, comme dans Saint Laurent, la Passion selon Saint Matthieu de Bach, ce qui n'étonnera guère car les deux films semblent vouloir ranimer le vieux mythe romantique de l'artiste maudit et du martyr. Sur la plage d'Ostie, où Pasolini a été retrouvé mort dans la matinée du 2 février 1975, Ferrara filme le sang de l'artiste comme celui du Christ, il ne manque, sur le front de Willem Defoe, qu'une jolie couronne d'épines. Le caractère sordide du fait divers (une bastonnade qui vire au massacre), son énigme même (un assassinat politique?) sont ensevelis sous la lourdeur de l'iconographie chrétienne. Alors que celle-ci était autrefois jetée au fond du ruisseau (revoir Bad Lieutenant par exemple), elle fait aujourd'hui l'objet d'un traitement qu'on peut qualifier de caravagesque : voilà encore une référence qu'un spectateur cultivé ne manquera pas de mentionner pour célébrer les prétendues splendeurs du film.

Il existe donc, entre Welcome to New York et Pasolini une indiscutable différence de niveau culturel et il n'est pas étonnant que la mélancolie des dernières heures de l'auteur de Salo l'emporte aujourd'hui sur la jouissance bestiale de Desvereaux : on veut des plaisirs raffinés. De ce point de vue, il est intéressant de comparer les deux films dans leur approche de la nudité : d'un côté, la nudité de Depardieu, que révèlent crûment les scènes de la prison à Rikers Island, scènes de douche froide après l'orgie, où le corps de l'acteur est comme perdu dans sa chair, impuissant ; de l'autre, des orgies romaines sublimées dans des films fantasmés par Ferrara (une scène de bacchanale de Porno – Téo – Kolossal). La comparaison est frappante : dans Pasolini, les corps – tous les corps, même ceux des raggazi qui tuent Pasolini sur la plage d'Ostie – ont disparu. Le souvenir de leur chair éclate dans le ciel comme le feu d'artifice qui accompagne les orgies de Porno – Téo – Kolossal.

Belle scène qui fait bien entendre ce qui résonne dans la tonalité très funèbre de ce Pasolini : un adieu à la jouissance, à un monde de plaisirs dont le Paradise, le club de nuit de Ray Ruby dans Go Go Tales, était encore le symbole bien vivant. A l'opposé, Pasolini est un film presque mortuaire, où Ferrara joue sur les effets très picturaux de la lumière de Stefano Falivene (son chef opérateur) pour enregistrer la fin de toute lutte, l'épuisement de toute énergie. Le film, jusqu'à l'accomplissement du parcours christique de son personnage (la scène de l'assassinat) finit même par contredire la phrase que Pasolini prononce dans la séquence d'ouverture, devant les images de Salo : le sexe n'est pas politique.

Car au-delà de l'apparence très fade de produit culturel, à laquelle le film essaie tant bien que mal d'échapper par son montage (notamment par de nombreuses séquences fictives, fantasmées et plus ou moins allégoriques), ce qu'il y a de plus désolant dans ce Pasolini, c'est qu'il ressemble à un film de vieux cinéaste. La bête est peut-être morte dans Welcome to New York: elle a vu, dans son agonie, les filles du Paradise brillant encore de leur éclat vulgaire dans les couloirs du Sofitel (les deux prostituées de Desvereaux auraient très bien pu danser dans la boîte de Ray Ruby), elle a contemplé sa ville pour lui adresser un monologue bouleversant où il était question d'un heureux temps. Cet heureux temps n'est plus dans Pasolini : l'un des derniers plans du film montre les deux personnages de Porno – Teo – Kolossal dans un escalier noir au-delà duquel ils aperçoivent le firmament. L'un dit à l'autre que le paradis (le Paradise?) est introuvable.

Paradise Lost (Pasolini d'Abel Ferrara)

Pasolini d'Abel Ferrara (en salles depuis le 24 décembre 2014), avec Willem Dfoe (Pasolini), Maria de Meideros (Laura Betti), Riccardo Scamarcio (Ninetto). Photographie: Stefano Falivene. Durée: 87 min.