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Un feu latent qui ne veut pas rayonner (Les Rencontres d'après-minuit de Yann Gonzalez)

Un feu latent qui ne veut pas rayonner (Les Rencontres d'après-minuit de Yann Gonzalez)

Un feu latent qui ne veut pas rayonner (Les Rencontres d'après-minuit de Yann Gonzalez)

"La seule chose qu'on puisse nous reprocher, c'est notre élégance": je cite de mémoire une des nombreuses sentences entendues dans Les Rencontres d'après minuit. Une telle phrase aurait pu être écrite par Oscar Wilde ou Jean Eustache; on voit tout de suite où ces Rencontres vont trouver leur sève: dans une forme de dandysme, dans ce "besoin ardent de se faire une originalité", autrefois défini par Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne. Voilà donc un film qui voudrait briller comme une belle toilette dans la garde-robe un peu terne du cinéma français, un film où le costume joue un rôle essentiel: pantalon à bretelles et noeud papillon pour Niels Schneider, perruque blonde et robe à paillettes pour Fabienne Babe, manteau de fourrure pour Béatrice Dalle, total look de bonne pour Nicolas Maury. Dans le salon bleuté qui sert de décor à ces rencontres où chacun rivalise d'élégance, un invité improbable, Eric Cantona semble détonner : mal habillé, il apparaît tel qu'il est, c'est-à-dire comme un ancien footballeur perdu au milieu de partouzards distingués et décadents - et il ne peut que sortir son membre pour satisfaire leur curiosité. De ce membre pourtant, on ne fait rien, la bonne transgenre se contente de le toucher, de le renifler: en faire davantage serait très inélégant.

Ce souci constant d'élégance est la première limite du film, le premier "reproche" qu'on peut lui faire et Yann Gonzalez, qui en est pleinement conscient, refuse de s'en tenir à un programme aussi étroit. Mais il refuse aussi d'organiser la partouze annoncée: on est trop bien habillé pour se dévêtir. Il faut donc ranger son sexe dans son slip (ce que fait Cantona) et écouter les autres, bavarder, se gaver de mots, à défaut d'autre chose. Se dévoile ici l'autre facette des Rencontres: passer par le récit du paraître à l'être, transcender le dispositif théâtral installé par les premières scènes pour faire surgir par la parole une prose poétique plus ou moins mélancolique. C'est là que réside le véritable dandysme du film. Le dandy, écrit encore Baudelaire, est "un soleil couchant (...) superbe, sans chaleur et plein de mélancolie." Mais comment danser sur M83 tout en ayant l'air d'être un "soleil couchant"? Le film se lance un très grand défi, on ne peut le lui reprocher, mais il veut gagner sur tous les plans au lieu de se contenter de petites victoires. Ce qui se gagne dans certaines séquences oniriques (par exemple celle où la Chienne traverse de petites pièces rouges et se voit vieillir au milieu d'hommes nus posant comme des statues grecques) se perd dès que l'on revient dans le salon où doit avoir lieu la partouze: on ne s'évade de celui-ci que pour constater, en y revenant, la tristesse de la chair. Figés dans leurs airs altiers de dandys, les personnages des Rencontres ne sont pas très différents de ceux de Christophe Honoré: un même désir de lyrisme et de sentiment s'exprime en eux, dans une tonalité mélancolique forcée qui a besoin de l'artifice pour se faire bien entendre (voir Les Chansons d'amour).

Mais le film a aussi l'ambition de restaurer une forme de croyance. Chez Honoré, ce voeu prenait forme dans le conte breton de Non ma fille tu n'iras pas danser. Chez Yann Gonzalez, le conte est oriental, il y est question d'amour, de mort et de résurrection. "Mais comment pouvez-vous croire à des histoires pareilles", se demande le personnage de la Star (Fabienne Babe)? Et Cantona de répondre: "Vous avez donc perdu toute capacité de croyance?". Par ce bref échange, on voit à quel point le geste de Gonzalez est calculé et narcissique. C'est comme s'il voulait nous dire: regardez comme je crois au cinéma, moi. C'est d'ailleurs dans un cinéma que Les Rencontres nous conduisent pour finir, un cinéma désert comme celui que l'on voit au début d'Holy Motors. Tout aussi narcissique, mais plus sec, le geste de Carax donnait à voir un cinéaste malade qui allait bientôt passer la main à son avatar, Monsieur Oscar (Denis Lavant), dans un film à stations qui se finissait chez les singes. C'était plus inspiré, Carax n'avait pas besoin de filmer la lumière venue de la cabine d'un projectionniste pour prouver sa croyance, tout son film tentait d'en faire la démonstration.

Revenus de leurs contes, les personnages des Rencontres se retrouvent pour la dernière fois dans leur salon bleu: l'un d'entre eux est mort. Comme dans Le Masque de la Mort rouge, la Mort en personne est venue frapper à la porte de l'appartement pour enlever la beauté et transformer la partouze en soleil couchant. Les convives s'évanouissent au petit jour et leurs hôtes pleurent. Le visage d'un adolescent en larmes brille dans le soleil d'hiver. C'est le moment d'émotion, tout est fait pour que cette scène finale emporte notre adhésion, qu'elle reste. Mais je n'oublie pas le buffet froid auquel j'ai assisté pendant 1h30, je n'oublie pas la chorégraphie millimétrée de Julie Brémond, je n'oublie pas le jukebox déréglé qui ne passe que du M83 et impose au film une tonalité électro aussi épuisante que les musiques de Vangelis, je n'oublie pas le pseudo-lyrisme ("Amer amour...") auquel certains critiques ont donné le nom de "poésie". Et je pense encore à Baudelaire: "Le caractère de beauté du dandy consiste surtout dans l’air froid qui vient de l’inébranlable résolution de ne pas être ému; on dirait un feu latent qui se fait deviner, qui pourrait mais qui ne veut pas rayonner."

On aurait donc le droit de reprocher aux personnages des Rencontres leur élégance : leur affectation, leurs poses ont éteint le feu de toute orgie; il ne reste qu'un film froid, presque gelé, qui ne parvient pas à rayonner, malgré le beau soleil d'hiver du plan final.