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Lettre à Lars (Nymphomaniac 2 de Lars Von Trier)

Lettre à Lars (Nymphomaniac 2 de Lars Von Trier)

Lettre à Lars (Nymphomaniac 2 de Lars Von Trier)

Cher Lars,

Vous ne lirez jamais cette lettre, elle ne sert à rien, comme votre film. A l'heure qu'il est, vos producteurs sont en train de faire les comptes et ils ne s'y retrouvent pas: dans votre solitude danoise, vous devez rire en écoutant Ramstein, mais vous riez certainement d'un rire jaune. Le premier volume de Nymphomaniac n'a pas rempli les salles et il est probable que le volume 2 découragera définitivement les spectateurs qui auront essayé de vous suivre jusqu'au bord de ce gouffre. La salle à laquelle on a infligé la suite de la biographie sexuelle de Joe était pourtant pleine, pour l'avant-première de ce vendredi 24 janvier 2014, mais il faut espérer que dès mercredi, les salles se videront séance après séance. L'idéal serait même d'organiser des projections de Nymphomaniac 2 sans public, il serait amusant de vous envoyer ensuite, via youtube ou dailymotion, un plan-séquence de salle vide. C'est sans doute la seule réponse digne que l'on peut aujourd'hui donner à votre démarche.

Votre film est tellement décourageant qu'il me laisse à court d'arguments: je pourrais essayer d'en parler d'un point de vue moral, il y aurait beaucoup à dire, mais ce serait accorder trop de crédit à la provocation adolescente qui vous caractérise. Comme Joe, vous en êtes encore au stade de la rébellion contre l'hypocrisie de "la société", vous aimez ce mot vide de sens, on l'entend beaucoup dans votre film. Mais il faut bien le regarder pour voir quel reflet exact vous donnez de "la société", celle-ci se réduit pour vous à des groupes de bourgeoises frustrées. Le club de sex-addicts en pénitence, comme les femmes que l'on aperçoit dans la salle d'attente de K (Jamie Bell) sont les mêmes reflets d'une "société" que vous voulez montrer comme "malade" et qui attend le châtiment, qu'il s'agisse de sevrage sexuel ou de coups de fouet. Le traitement que vous réservez aux hommes n'est pas plus glorieux: d'un côté, il y a les esclaves noirs venus d'Afrique, dont il faut traduire le langage tribal (Joe a besoin d'un interprète) et dont vous filmez les sexes en érection, faisant dire à Joe que TOUTES les femmes les désirent, de l'autre il y a les bourgeois répugnants à la sexualité déviante, dont le pauvre Jean-Marc Barr, ligoté sur une chaise, le sexe en érection, doit être l'archétype. Lui aussi attend le châtiment.

J'ai pu voir en vous, dans l'élan d'enthousiasme qui a accompagné l'écriture de mon premier texte sur Nymphomaniac, un "prince du Danemark" alors que vous êtes en réalité un petit valet de comédie, un Scapin qui se sert de son bâton pour frapper ses personnages. La punition est votre plaisir favori et ce plaisir n'a jamais été exprimé aussi littéralement que dans les scènes où Jamie Bell compte les coups de fouet sur les fesses meurtries de Charlotte Gainsbourg. La légèreté très agréable des trois premiers volumes de l'histoire de Joe (le jeu des chocolats dans le train, le sort des amants de Joe décidé d'un coup de dé) n'était donc qu'un prélude à la sanction. Car chez vous, le plaisir est coupable, surtout celui des femmes. Le vieux Seligman a beau dire à Joe que c'est "la société" qui fait peser sur elle le poids d'une culpabilité séculaire (c'était déjà le discours fumeux d'Antichrist), l"argument, fallacieux, ne fait que préparer un nouveau châtiment, qu'on voit venir dès le début du film, lorsque le vieil érudit prétend ne pas être émoustillé par les récits croustillants de Joe. Dans le monde du film, il n'y a que des salauds et des salopes. Tout le monde doit payer.

Vous m'avez donc superbement berné et cette lettre est celle d'un idiot qui a voulu croire un peu en vous. J'ai cru à une légèreté dont il ne reste rien dans ce volume 2 (à l'exception d'une scène de restaurant assez drôle où Joe se met entre les jambes des cuillères à glace), j'ai cru aux intrigantes digressions de Seligman, qui se font de plus en plus en rares, de plus en plus pauvres à mesure que le film épuise ses motifs visuels. Car il n'y a finalement pas grand chose sur les murs de la chambre de Seligman: une mouche, une icône religieuse (qui annonce le titre pompeux du chapitre 6: "From eastern Church to western Church") et une tache au plafond en forme de pistolet, annonçant le dernier chapitre, écrit en lettres colorées et pop, comme dans un film de Sofia Coppola. Dans cet ultime chapitre, votre projet est ramené à sa profonde gratuité, vous ne vous donnez même plus la peine de justifier quoi que ce soit: les derniers personnages du film, L et P (incarnés par Willem Dafoe et Mia Goth, qui rejoue en accéléré La Vie d'Adèle) apparaissent comme des taches d'eau au plafond avant de s'évaporer dans le néant. Dans ce néant, il ne reste plus que le vieux Seligman, dont vous n'avez plus le temps d'expliquer l'étrange curiosité. Un coup de feu retentissant sur fond d'écran noir vous permettra de le faire passer, lui aussi, à la trappe.

A la fin du premier volume, Joe disait: "Je ne sens plus rien". Mais que veut dire "sentir" pour vous? C'est assez simple, bien plus que je ne pouvais l'imaginer: "je ne sens plus rien" veut simplement dire: "je ne sens plus rien sexuellement". La seule préoccupation de Joe, dans ce volume 2, est de comprendre le dysfonctionnement de son sexe, elle veut retrouver une "sensation sexuelle", "sentir" n'aura pas d'autre sens pour elle. Pourquoi pas? Mais si Joe est vraiment, comme le dit Seligman, la nouvelle "putain de Babylone", pourquoi doit-elle recevoir tant de coups de fouet? Pourquoi ramener vers elle les démons de Breaking the waves en la montrant, pour finir, sur la voie de la rédemption?

Curieusement, votre cinéma sait être littéral quand il s'agit de frapper, de montrer la souffrance (vous aimez beaucoup les cris et tout ce qui relève de l'hystérie féminine) ou la culpabilité (vous nous refaites le coup d'Antichrist avec l'enfant au bord du balcon), mais dès qu'il s'agit de représenter la jouissance, vous faites comme Seligman, vous digressez, vous filmez la Vierge et l'Enfant dans le ciel, comme dans la séquence ridicule de l'extase de Joe, où vous convoquez des symboles chrétiens, auxquels vous ne comprenez visiblement rien. Laissez le symbolisme chrétien à Terrence Malick ou à James Gray, qui savent construire des récits sur le modèle des paraboles. De celles-ci, vous n'avez retenu que les enluminures: vous faites comme Kirsten Dunst dans la bibliothèque de Melancholia, vous tournez les pages des beaux livres d'art.

Dans mon premier texte sur Nymphomaniac, texte très élogieux, que je regrette aujourd'hui d'avoir écrit, je formulais une intuition en ces termes: "quelque chose achève de pourrir dans Nymphomaniac". Le volume 2 m'a donné la réponse: vous pourrissez dans votre propre film, votre cinéma est aujourd'hui à l'image de Seligman, un cinéma de Tartuffe, qui cache sa vilaine cuisine sous le vieux mythe romantique de l'artiste dépressif, persécuté, maudit. Mais la censure dont vous auriez été victime (et que vous nous rappelez encore, pour mémoire, avec le carton qui ouvre le volume 2) ne dupent personne. Il serait même souhaitable, qu'après ce désastre sans nom, vous n'ayez plus le goût de récidiver. Faites ce qu'aurait dû faire Seligman avant de ramasser Joe: restez chez vous, fermez bien la porte et surtout, n'ouvrez à personne.