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Spock et Kirk sont dans un vaisseau (Star trek into darkness de J.J Abrams)

Spock et Kirk sont dans un vaisseau (Star trek into darkness de J.J Abrams)

Spock et Kirk sont dans un vaisseau (Star trek into darkness de J.J Abrams)

Le 27 mai dernier, Christine Boutin s'exprimait à propos de La Vie d'Adèle (palme d'or 2013) sur RMC. Elle disait en avoir assez des films gays: "on ne peut pas voir un film à la télévision, une série sans qu'il y ait des gays qui s'expriment. Et maintenant, c'est la palme d'or, ça va quoi..." Visiblement sincère, Christine n'en pouvait plus, elle disait éprouver "une espèce de saturation". On espère pour elle qu'elle ne verra jamais L'Inconnu du lac. On aimerait lui conseiller Star trek into darkness.

Qu'est-ce qu'on nous met dans la tête cette fois? Spock fait-il son coming out? Va-t-il se marier avec le capitaine Kirk? Qu'en pense l'équipage de l'Enterprise? Faut-il organiser un référendum?

Dans une version moins sage, destinée à un public plus averti, de telles questions auraient pu se poser, mais J.J. Abrams n'a pas le goût de la plaisanterie : son film frappe d'abord par son incroyable absence d'humour. On dit "incroyable" parce que les blockbusters récents (à l'exception notable des Batman de Nolan) nous ont habitué plutôt au contraire: une autodérision un peu fatigante (voir le dernier épisode d'Iron Man où l'on comprend que Tony Stark est un gros beauf). Cette dérision, Star trek into darkness la refuse radicalement et c'est par là qu'il surprend: en voulant rendre ses personnages admirables, en exigeant d'eux qu'ils résolvent tous les problèmes, des plus techniques (les avaries de l'Enterprise), aux plus abstraits (la soumission à l'autorité du chef, le conflit entre éthique personnelle et responsabilité collective), J.J. Abrams nous dit simplement qu'il croit encore aux héros classiques, croyance devenue rare dans le cinéma américain contemporain. Un exemple récent: Maya, le personnage incarné par Jessica Chastain dans Zero dark thirty. Maya n'est pas sans grandeur: comme Kirk et Spock, elle participe à une mission qui engage la nation (trouver Ben Laden), mission qui se transforme en cours de route en vengeance personnelle (une des collègues de Maya meurt dans un attentat). Pourtant, on a du mal à admirer Maya: le film nous montre sa ténacité, son obstination, mais on peut difficilement la voir autrement que comme une bonne employée de bureau, on a envie de l'encourager, pas de l'aimer. Dans la toute dernière séquence, le film nous fait voir l'émotion de Maya dans un jaillissement de larmes, mais il est trop tard, ces larmes ne nous concernent plus, on les voit presque comme la conclusion douloureuse d'une performance sportive (les larmes des athlètes à la fin d'un marathon par exemple): ces larmes-là ne nous feront jamais pleurer.

Alors comment faire pleurer aujourd'hui un héros? Cette question, qui renvoie aussi à celle du lyrisme dans le cinéma contemporain, est prise très au sérieux dans Star trek into darkness et il est possible de penser que sur un fond symbolique identique à celui du film de Bigelow (la traque d'un terroriste dangereux), le film de J.J Abrams décrit une trajectoire tout à fait inverse: si Maya, l'héroïne de Bigelow s'engouffre dans l'obsession collective, au point de perdre toute humanité (les larmes finales lui rendent-elles ce qu'elle a perdu?), le personnage de Spock (Zachary Quinto), assez antipathique au début, va s'humaniser et découvrir ce qui ne cesse d'être retenu chez Bigelow: la beauté des larmes. Rappelons que Spock n'est pas tout à fait humain : ses origines vulcaniennes font de lui un personnage presque insensible. Cette insensibilité est illustrée dès la première séquence, où Spock se retrouve au coeur d'un volcan en éruption. Alors que Kirk va mettre en danger son équipage pour le sauver, Spock accepte l'idée de disparaître lors de la mission, parce que sa vie ne compte pas. Il incarne un héroïsme très classique, qui se fonde sur le sacrifice et sur une forme d'insensibilité que tout le récit va mettre à l'épreuve.

Deux heures plus tard, on retrouve Spock et Kirk dans la plus belle séquence du film: c'est désormais Kirk qui s'est sacrifié pour sauver l'équipage et Spock le regarde mourir à travers la fenêtre d'un sas. Dans un geste saisi en gros plan (notre photo), un geste qui rappelle le lyrisme des meilleurs Spielberg (dont J.J Abrams s'affirme vraiment comme l'héritier le plus direct, le plus littéral), les mains des deux hommes se rejoignent sur la vitre du sas. Et Spock se met à pleurer.

C'est à ce moment que l'on repense à la diatribe de Christine Boutin et on peut se dire que cette séquence lui donne raison, ou presque : malgré les précautions prises par Abrams ou peut-être à cause de celles-ci (les mains de Spock et de Kirk ne se touchent pas vraiment, le contact physique n'a pas lieu), quelque chose de troublant se produit, d'autant plus que Kirk n'a pas le temps de dire à Spock pourquoi il l'a sauvé au début. Les enjeux classiques du début (fallait-il obéir aux ordres ou agir selon sa morale?) deviennent purement sentimentaux et Kirk n'est pas loin de dire à Spock qu'il l'a sauvé par amour. On imagine mal Leonard Nimoy et William Shatner en faire autant dans la série des années 60. Que s'est-il passé depuis? L'imaginaire gay a-t-il "envahi" le vaisseau du capitaine Kirk? Il serait trop facile de voir le film en faisant comme si cette question ne se posait pas, alors que la fable politique à laquelle il veut nous faire croire n'a aucun intérêt (qui s'intéresse vraiment au personnage du terroriste?) et que le sommet lyrique du film se situe précisément au moment où les mains des héros se collent sur la vitre du sas.

Doit-on pour autant en conclure que Spock et Kirk vont organiser une gay-pride dans l'épisode suivant? Le propos d'Abrams est plus délicat et ambigu: l'émotion suscitée par la mort de Kirk rappelle aussi à Spock les vertus viriles et il découvre l'émotion de la perte en même temps que le désir de vengeance. Un instant transporté vers les zones ambiguës du sentiment, le héros revient finalement vers des valeurs classiques, mais la trajectoire qu'il décrit dans le film en fait le personnage le plus intéressant de ce Star trek, et c'est peut-être en lui qu'il faut chercher l'obscurité annoncée par le titre. Au moment où J.J Abrams s'apprête à tourner l'épisode VII de Star wars, ce côté obscur ne peut que réjouir.