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Pour ou contre les mouettes? (Léviathan de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor)

Pour ou contre les mouettes? (Léviathan de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor)

Pour ou contre les mouettes? (Léviathan de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor)

En lisant, sur le site de Chronicart, l'interview de deux réalisateurs de Léviathan, j'apprends que lors de la projection du film au festival de Locarno, la bande-son avait tellement abasourdi Apichaptong Weerasethakul qu'il s'en était plaint et avait demandé de baisser un peu. Les réalisateurs répondent fièrement qu'ils ont monté le son. Cette volonté d'agression, loin de faire de Léviathan une expérience hors du commun, en fait surtout un film épuisant, qui invite à quitter la salle pour abréger un calvaire qui doit durer normalement 87 minutes. C'est ce que j'ai fait: je ne parlerai donc que des 65 ou 70 minutes que j'ai vues. J'ai raté les mouettes du générique de fin.

Contrairement à Apichatpong Weerasethakul, j'ai été moins gêné par le bruit (un bruit continu de vagues et de tempête qui est censé produire cet "effet immersif" tant loué par ceux qui ont aimé le film) que par l'image. Filmé à l'aide de petites caméras étanches et tous-terrains (des "gopro", utilisées essentiellement par des "fans de sports extrêmes", apprend-on sur wikipédia), Léviathan donne l'impression désagréable d'être quelque part dans les toilettes d'un chalutier. Les vraies caméras auraient pris l'eau et il n'y aurait, à leur place, que ces petites caméras gopro, placées dans les endroits les plus improbables du bateau: dans un bac rempli de coquillages que les pêcheurs vont écarteler, dans un autre bac rempli de poissons que les pêcheurs vont éventrer, au bord d'un bac (encore) où se trouvent des déchets de pêche qui vont servir de repas à une mouette, dans une cabine de douche où l'on aperçoit le dos tatoué d'un pêcheur. Avec la gopro, tout devient possible: "où que cette caméra soit fixée - écrit Arthur Hée dans Critikat - c’est bien l’élément qui, toujours, chahute l’énonciation, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus la moindre médiation humaine (un corps, un regard) ou même matérielle (la coque du chalutier) – une caméra laissée à elle-même pour et dans l’élément." Dans Débordements, Alice Leroy surenchérit: "Dans ce cosmos déchaîné, l’homme n’occupe plus le centre, et ce déplacement du regard a certainement quelque chose de dérangeant pour un spectateur de cinéma habitué à de plus confortables identifications, mais aussi pour l’anthropologue dont l’activité, étymologiquement s’entend, se définit d’abord comme la production d’un discours scientifique (logos) sur l’être humain (anthropos)." Ces lignes, qui transforment les défauts du film (le vide énonciatif, l'absence de tout point de vue sur ce qui est montré) en qualités, révèlent en même temps la supercherie sur laquelle se fonde Léviathan: la gopro aurait effacé l'homme et donnerait l'impression fabuleuse de traverser un maelstrom, d'être "dans l'élément". Mais de cet effet (qui est d'ailleurs le seul effet du film, son unique travail esthétique), Léviathan tire tout de même un discours, qui devient de plus en plus clair et désagréable à mesure que les seaux remplis de sang et de déchets se déversent du chalutier. Il s'agit tout simplement d'opposer l'Océan à l'industrie, la Mer au Capital. Jacques Perrin tirait à peu près les mêmes conclusions dans Océans (2009), film moins aimé parce que moins "immersif", moins expérimental (personne n'a pas dû le voir à Locarno).

A l'immersion par la gopro, je préfère encore le didactisme de Jacques Perrin, sa contemplation naïve d'une Mer qui n'existe que dans ses rêves. Jacques Perrin ne se cherche pas des prétextes esthétiques pour asséner son message d'alerte ("la pêche aux requins, ce n'est pas bien!"), il fait entendre sa voix et croit peut-être encore un peu en l'être humain, il a le droit, après tout. Répugnant dans sa forme comme dans son discours, Léviathan cherche au contraire à avaler l'homme, à le faire disparaître du champ (les pêcheurs sont systématiquement vus à leur désavantage, ils sont tous avachis, bedonnants, rougeauds) pour rendre la mer aux mouettes. Sinistre leçon d'écologie hardcore cachée sous la fable du petit chalutier lancé dans le maelstrom. On comprend le malaise d'Apichatpong à Locarno: qu'il retourne dans ses forêts enchantées. La Nature, dans ses films, est douce et sereine, il y a encore des hommes (et des esprits) pour la rêver.