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Parle avec lui (Real de Kiyoshi Kurosawa)

Parle avec lui (Real de Kiyoshi Kurosawa)

Parle avec lui (Real de Kiyoshi Kurosawa)

Dans Real, on croit d'abord que Koichi doit provoquer le réveil d'Atsumi, dessinatrice de mangas plongée dans le coma après un suicide. Le scénario inverse ensuite cette proposition: c'est Koichi qui dessine des mangas, c'est lui est presque mort et Atsumi doit visiter son monde mental pour le sauver. Le principe de ces visites est posé dès le début du film, qui déploie une technologie assez minimale (écrans d'ordinateur projetant des IRM de cerveau, capteurs électromagnétiques de forme circulaire) pour expliquer en quoi consistent les séances de « contact » entre les deux personnages.

Sans doute est-ce à cause du sujet, mais je ne peux m'empêcher, en voyant Real, de repenser au petit film muet en noir et blanc qui était enchâssé dans le récit de Parle avec elle : pour raconter la relation sexuelle entre l'infirmier Benigno et Alicia, la danseuse plongée dans le coma, Almodovar avait imaginé un film inspiré de Jack Arnold (L'Homme qui rétrécit) dans lequel un homme, de plus en plus en petit, finissait par disparaître à l'intérieur du sexe de la femme qu'il aimait. Ce moment seul suffit à rendre le film inoubliable, et si j'y ai repensé en voyant Real, c'est par ce qu'il me semble que, sur des sujets extrêmement proches (comment parler à quelqu'un qui ne répond plus ?), Almodovar et Kurosawa ont imaginé des modes de communication radicalement différents. Pour simplifier, on pourrait dire que chez Almodovar le contact est physique, c'est le sexe qui ramène Alicia à la vie, tandis que pour les deux personnages de Real, aussi asexués que les personnages de manga dessinés par Kiochi, le contact reste exclusivement mental. Real souffre clairement d'un manque de chair : voilà précisément ce que j'en ai pensé en le voyant pour la première fois et je dois rendre compte de cette impression.

Le monde de Real, dans sa première partie, ressemble beaucoup à celui que voit Theodor dans Her de Spike Jonze: l'appartement que partagent Koichi et Atsumi est neutre, ses couleurs sont ternes, ses meubles sont froids et impersonnels, il est impossible de croire qu'on puisse y vivre. Il n'y a aucune différence visible entre le monde mental visité par Koichi durant les séances de contact et le monde présenté comme réel : les gratte-ciels de Tokyo, reconstitués numériquement, apparaissent toujours au loin, dans une lumière jaunâtre, les fantômes sont des images tombées des albums d'Atsumi. Rien ne vit : ni les fantômes, ni les décors, ni les personnages, tout est à l'image de la description que donne Atsumi des « zombies philosophiques » : ce sont de « pures apparences » et « il n'y a rien à l'intérieur ». Les images du film semblent dormir, elles flottent tellement qu'elles paraissent à tout moment sur le point de s'évaporer, comme ces buildings qui se décolorent sous les yeux de Koichi, avant de disparaître. A l'image aussi de cette étreinte impossible, qui rappelle une des dernières scènes de Shutter Island, celle où le corps de Michelle Williams se consume et tombe en cendres dans les bras de Leonardo DiCaprio. Real, dans sa première partie, n'est même pas un film de fantômes, c'est un film dans le coma.

Kurosawa explique qu'en manipulant les images virtuelles (ce que le budget de son film permettait), il a ressenti « les limites de son imagination » (Cahiers, n°699). Koichi sent en lui les mêmes limites : il est impossible de se réveiller dans un monde endormi, les moments d'éveil ont beau se répéter (Koichi se réveille quatre fois), le coma est plus fort que lui, le coma a fait son travail, anéantissant ce qui était si précieux dans le film d'Almodovar : la parole. Dans la première partie de Real, la parole ne sert à rien, elle est aussi morte que les personnages : pendant que Koichi lui parle, Atsumi dessine de dos, devant une ville qui n'existe pas. Et Atsumi dessine des images de morts qui s'incrustent dans le décor sinistre de l'appartement.

Mais Kurosawa croit en son histoire et il nous l'a dit depuis le premier plan, celui où, dans cet appartement si triste, Koichi et Atsumi se promettent d'être toujours ensemble. Par l'inversion de rôles qui coupe le flm en deux (c'est Eurydice qui va sauver Orphée), Real sort tout à coup de son coma et retrouve, par des scènes très simples, la puissance de la parole : « Je suis contente de t'avoir revu. Tu vas aller mieux, je le sais », dit Atsumi à Koichi. Là réside la véritable promesse qui va unir les personnages, promesse qui redouble le pacte établi par le premier plan (être toujours ensemble). Le film surprend alors par l'immense effort de croyance qu'il exige de son spectateur : il nous demande de croire à une vieille histoire d'enfant mort qui demande réparation, il nous demande de croire que les séances de contact peuvent continuer alors que Koichi est mort, il nous demande de croire à l'apparition d'un plésiosaure susceptible d'éprouver des émotions humaines. Jusqu'au moment où Koichi ouvre les yeux : la lumière est vive, le ciel dégagé. Cette fin, aussi naïve que miraculeuse, m'évoque l'esprit de certains films de Spielberg, notamment Rencontres du troisième type. Et pour dire ce qu'elle me fait éprouver, je ne peux que citer ces lignes de Pierre Trividic « Et puis la chose arrive. Le vaisseau extraterrestre répond, dans une variation orchestrale grandiose. Si fort que les vitres explosent aux façades des installations […]. Pour une fois, la route conduit quelque part. Parce qu'il y a quelque chose plutôt que rien. Parce que la question trouve sa réponse. Pour une fois, vous appelez et l'on vous répond. » (Les Cahiers du cinéma, n°700).