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Mais la barque s'éloigne (Only lovers left alive de Jim Jarmusch)

Mais la barque s'éloigne (Only lovers left alive de Jim Jarmusch)

Mais la barque s'éloigne (Only lovers left alive de Jim Jarmusch)

"Vous êtes si jolies mais la barque s'éloigne" (Apollinaire)

A la fin de Dead Man, alors qu'une barque s'apprête à emporter l'esprit de William Blake vers les limbes, l'Indien Nobody lui dit: "This world will no longer concern you". A la fin d'Only lovers left alive, Adam (Tom Hiddelston) dit: "Putain, je ne suis vraiment plus là". Il était donc logique d'en arriver aux vampires pour exprimer à travers eux la nostalgie d'un temps où l'on était encore là, celui, pour Jarmusch, de la scène rock de la fin des années 70, "scène dissidente, assez romantique, où l'on se sentait comme des hors-la-loi (1)".

Ce temps d'avant, forcément plus subversif et libre que le présent, est la substance vitale dont se nourrissent les deux vampires d'Only lovers left alive: ils ont moins besoin de sang (ils le consomment sous forme de bâtonnets de glace) que de passé. Ce passé prend deux formes dans le film: celle de la collection (de guitares Gibson, de vieux livres qu'on range dans sa valise avant de partir), et celle de la ville industrielle (Detroit) dont il s'agit de contempler romantiquement les ruines. Jim Jarmusch a beau déclarer que Detroit est aussi "une ville pleine d'énergie, que les artistes et les associations s'apprêtent à faire revivre selon des modèles alternatifs (1)", cette alternative n'est pas montrée : dans l'une des rares scènes où Adam et Eve quittent leur manoir gothique, ils passent en voiture devant des usines désaffectées (en disant: "Everybody has left") ou s'arrêtent devant la maison autrefois habitée par Jack White. Quelques anecdotes de plus (pourquoi ne pas avoir filmé les maisons d'enfance d'Eminem et de Madonna, aussi originaires de Detroit?) auraient fait d'Only lovers une agréable promenade touristique, ce que le film devient sur sa fin, lorsqu'Adam et Eve partent pour Tanger: ils assistent au concert d'une chanteuse libanaise et profitent de l'air frais de rues éclairées à l'orientale. A ce moment seulement, le film assume sa très grande superficialité, mais il veut, par ailleurs, recouvrir son vide d'un glacis mélancolique, faire de belles vignettes, comme celles des paysages que l'on voit depuis le train au début de Dead Man. C'est cette posture mélancolique qui rend le film assez désagréable.

Jim Jarmusch parle aujourd'hui comme certains vieux rockeurs: "j'ai eu la chance, dit-il en évoquant ses débuts de cinéaste, de rencontrer des investisseurs qui faisaient confiance à cette vision (c'est-à-dire, la sienne), mais les gens ne prennent plus de risques, aujourd'hui; l'argent circule moins, il faut rendre des comptes." A propos des années 80, il déclare aussi: "Nous avions le formatage en horreur. Patti Smith peignait, écrivait et travaillait avec le photographe Robert Mapplethorpe, Alan Vega faisait des sculptures, Jean-Michel Basquiat était DJ..." A ce monde d'artistes insouciants et libres, représenté dans le film par les trois vampires, tous cultivés et hautains, le film oppose la vanité de la jeunesse, incarnée par le personnage d'Ava (Mia Wasikowska): lorsqu'elle se fait expulser du manoir après avoir vampirisé l'ami d'Adam et cassé sa guitare Gibson, elle prononce cette phrase, que j'ai notée : "You are condescending snobs". Vous êtes de vieux snobs puants. C'est ce snobisme de vieux qui s'exprime un peu partout dans le film: lorsqu'Eve constate que la chanteuse libanaise de Tanger a du talent et qu'elle deviendra peut-être célèbre, Adam lui répond qu'elle a trop de talent pour être célèbre. Lorsqu'Ava parle de Los Angeles, on lui coupe aussitôt la parole pour dire que L.A est la "capitale des zombies": c'est en effet celle des investisseurs qui ne misent plus d'argent sur Jarmusch. Perce à tout moment, sous le portrait des vampires condescendants, l'autoportrait narcissique d'un vieux snob de New York qui a connu, lui, la liberté et la beauté à l'époque des Talking heads.

Mais que filme aujourd'hui le vieux snob? Il filme, depuis sa barque (ou son manoir), la vie qui s'éloigne. Du personnage d'Adam, il dit: "il a choisi une musique assez minimaliste, par refus de la virtuosité. C'était le cas des musiciens autour desquels je gravitais à mes débuts - les Ramones, les Talking heads, Television (1)." Adam, pourtant, ne fait même plus de musique, il n'écrit rien, il se contente de décliner quelques riffs, ne sort jamais sans ses lunettes noires, même lorsqu'il assiste à des concerts. Cette scène de concert est à mes yeux une des plus intéressantes du film, une de celles qui révèle le mieux quelle forme de mort se cache sous la posture du cinéaste rocker : coiffé comme à l'époque du grunge, Ian (Anton Yelchin) invite Adam, Eve et Ava à un concert. Ce concert est à peine filmé, la musique n'y est pas vraiment reconnaissable, sauf lorsqu'Eve fait remarquer à Adam que c'est sa musique qu'on entend: on voit alors le public entamer une sorte de danse des morts. Les zombies ne sont donc pas à Los Angeles, ils dansent sur le rock minimaliste d'Adam, à Dtroit. Logique conclusion d'un film qui s'ouvre sur la contemplation des guitares du passé : la musique, comme les vampires, est morte.

A Tanger, le concert de la chanteuse libanaise n'a aucun intérêt: il fait partie des ces plans touristiques qui caractérisent la dernière partie du film, il participe d'un Orient de pacotille, aperçu à travers des lunettes noires. En revanche, la dernière séquence est assez belle, c'est le seul moment du film où l'on ne sent plus d'amertume: Adam et Eve regardent un couple qui s'embrasse. Ils sont beaux, ils sont jeunes. Alors qu'Eve s'approche d'eux pour les mordre, le film s'arrête, se fige sur le plan de sa bouche ouverte; on ne goûtera même pas au sang du présent.

"Vous êtes si jolis, mais la barque s'éloigne."

(1) Entretien avec Jim Jarmusch dans Telerama (n°3344)