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I can't feel anything (notes sur Nymphomaniac volume 1)

I can't feel anything (notes sur Nymphomaniac volume 1)

I can't feel anything (notes sur Nymphomaniac volume 1)

J'ai revu Nymphomaniac ce samedi 4 janvier, j'aime toujours autant le film, mais je vois mieux ses faiblesses. Je voudrais les énumérer pour dire précisément ce que je saisis du film à la deuxième vision :

1) La faiblesse la plus évidente - mais c'est aussi ce qui rend le film plus intéressant à mes yeux que Melancholia ou Antichrist - est l'ironie, que je qualifiais de "souveraine" dans mon précédent texte. Souveraine, elle l'est parce qu'elle surplombe constamment l'échange de Joe et de Seligman, comme dans un dialogue philosophique de Diderot. Faut-il y voir le signe du profond ennui de Lars Von Trier à l'égard de ses personnages et de son sujet, comme j'ai pu le lire quelque part? Non, je crois justement qu'il ne s'ennuie pas, mais qu'il joue comme il ne l'a encore jamais fait: il joue essentiellement à défaire le discours par l'image. Ce que Joe, la narratrice, raconte dans son lit, en buvant du thé au lait, n'est pas exactement ce qu'on voit à l'écran (1): quand elle aborde par exemple le chapitre de ses "amours", un chapitre qui devrait "intéresser" Seligman, annonce-t-elle, on voit la jeune Joe (Stacy Martin) en train de simuler des orgasmes auprès de quatre hommes, avant de leur dire qu'ils sont tous de formidables amants. L'entrée dans le sentiment amoureux, promise par la narratrice, est remise à plus tard: aucune des scènes qui compose le chapitre 2, intitulé sobrement "Jerôme", ne témoigne d'une relation amoureuse avec le jeune homme. Quand la jeune Joe lui écrit finalement une lettre d'amour, on apprend qu'il est parti à l'étranger avec sa secrétaire pour se marier. Jerôme n'a d'ailleurs jamais été le "boss" sur lequel Joe a pu fantasmer, il ne faisait que remplacer son oncle. Jérôme étant parti, le sujet "amour" est remis à plus tard. Les jeux érotiques de Joe peuvent reprendre.

2) La deuxième faiblesse, qui a été beaucoup relevée par la critique, s'oppose à la première: on fait à Lars Von Trier le reproche d'être trop littéral, presque pléonastique dans sa mise en scène. Exemple: lorsque Joe raconte sa première expérience sexuelle avec Jérôme, elle dit avoir été retournée "comme un sac à patates" et on voit, en effet, un sac à patates. Le même procédé est reproduit dans le chapitre 5, lorsqu'elle compare un de ses amants à un chat: un chat apparaît à l'écran pour produire une image mentale parfaitement plate. Curieux procédé qui vient faire tomber l'ironie de ses hauteurs: alors que tout le film déploie un discours miné, à entendre à divers degrés (que penser par exemple des considérations délirantes de Seligman sur la suite de Fibonacci?), l'image, parfois, est purement illustrative, elle a presque la naïveté d'un dessin d'enfant. Image d'idiot, alors qu'à d'autres moments, nombreux, on entend, en creux, un rire sarcastique. Cette instabilité de ton caractérise une des scènes les plus fortes du film: celle où Miss H (Uma Thurman) invite ses enfants à regarder, dans l'appartement de Joe, le "lit de la débauche". L'expression, très solennelle, me rappelle un passage connu d'Hamlet où le prince interpelle sa mère sur ce qu'est devenue la "couche paternelle" (2). L'ironie fonctionne pleinement, pourtant, la scène dérange et s'achève sur un cri qui nous ramène à un premier degré: la douleur d'une femme trompée, quittant l'appartement d'une autre, avec ses trois enfants.

3) D'un côté, donc le persiflage; de l'autre, un premier degré insupportable, qui dérange encore plus dans le chapitre consacré à la mort du père, chapitre qui a été qualifié quelque part de pornographique. On voit bien que le film produit quelque chose de très violent, on voit bien à quel point il embarrasse la critique: comme s'il démontait par avance ses arguments moralisateurs en voulant se rendre obscène par endroits (mais pas là où l'on croyait) et en se faisant passer, à d'autres moments, pour une simple plaisanterie (là où on attendait, justement, du porno). Ce manque de lisibilité, Lars Von Trier le paie aujourd'hui très cher: on ne peut que constater le fait que son film ne traite pas son sujet explicite - la nymphomanie, "concept périmé" d'après Libération (3) -, on ne peut que relever l'écart entre la campagne promotionnelle et ce qu'est le film (certains teasers annonçant en effet autre chose) et on ne peut finalement que s'en prendre à l'auteur, en se moquant de sa dépression ou de son pseudo-génie. Ces arguments témoignent de l'immense déroute qu'a provoqué le film; il est plus simple, sans doute, d'aimer La Jalousie de Philippe Garrel.

Dans cette déroute, je ne veux pas me positionner, jouer au petit malin, faire celui qui a mieux compris que les autres: le film me déroute aussi, profondément, vertigineusement. Je ne peux en parler qu'intuitivement, en avançant des hypothèses. Première hypothèse: je ne crois pas que la nymphomanie soit le sujet du film, son sujet serait presque celui de L'Inconnu du lac: vers quelle nuit la jouissance nous entraîne-t-elle? Le film d'Alain Guiraudie traitait ce sujet de manière simple, en faisant coïncider le déclin de l'été avec le soir de la séparation, mais en rendant aussi cette séparation impossible, insupportable. La nuit dans laquelle meurent les hommes, à la fin de L'Inconnu du lac, est une menace pour Franck, mais elle est aussi, paradoxalement, une promesse: celle de jouir encore. La fin de Nymphomaniac m'a fait une impression du même ordre: le film replonge dans le noir d'où il a émergé et s'achève sur un "je ne sens plus rien". Cette nuit, ce cri, je les prends très au sérieux, trop sans doute. Je vois bien que "je ne sens plus rien" ne veut pas dire exactement la même chose que "I can't feel anything", je vois bien que, dans le contexte de la scène finale, "I can't feel anything" peut aussi signifier plus simplement: "Je ne sens plus le sexe de Jérôme". Peu importe, cette fin continue de me fasciner, je pourrais parfaitement m'en contenter, sans avoir besoin d'une suite, d'un volume 2.

Ma deuxième hypothèse m'oblige à repartir de la campagne promotionnelle, de ces affiches diffusées sur plusieurs sites depuis l'automne dernier: sur celles-ci, on voyait les torses nus des acteurs et les visages rayonnants, extatiques, de Charlotte Gainsbourg et d'Uma Thurman. Ces photos un peu vulgaires, mais aussi saisissantes, efficaces, m'ont rappelé l'esthétique porno-chic des campagnes de mode du début des années 2000. Le film, qui commence sur Ramstein et se termine sur Bach, s'éloigne très nettement de cette esthétique, on a le droit de trouver le procédé facile ou malhonnête. Mais peut-être faut-il se poser la question autrement: et si cette campagne avait déjà rejeté la pornographie à l'extérieur du film? Et si la pornographie lui était, au fond, aussi indifférente que la suite de Fibonacci? Ces questions ne m'intéressent pas particulièrement, mais elles justifient le cri final de Joe, qui n'est pas le cri d'une femme qui jouit. Je pense même qu'aucun des cris entendus dans le film n'est un cri de jouissance: Joe crie lors de son dépucelage et à la mort de son père, Miss H. crie lorsqu'elle quitte avec ses enfants l'appartement de Joe. Le cri vient étouffer les ricanements de Lars Von Trier pour ramener le film vers l'essentiel, le cri indique l'endroit d'une extase absente. Où la trouver? En rêvassant dans les bois? Les promenades quotidiennes de Joe lui révèlent une existence aussi monotone et absurde que celle de Franck dans L'Inconnu du lac. Dans ce cinéma qui, depuis longtemps, veut retrouver le sublime de la contemplation à travers des formes pesantes, presque monumentales (de Breaking the Waves à Melancholia), le romantisme est aujourd'hui enterré sèchement, laconiquement: c'est aussi ce que j'entends dans le "I can't feel anything" qui clôt le film.

(1) Je ne fais pas semblant de croire que ce procédé est nouveau ou original, il m'avait frappé déjà dans un court film de Jean Eustache, Les Photos d'Alix (1980).

(2) "Et cela pour vivre/ Dans la rance sueur d'un lit graisseux/ Et croupir dans le stupre (...)" (Hamlet, acte III scène iv, traduction d'Yves Bonnefoy)

(3) "Nymphomaniac, un coup pour rien", par Didier Péron et Julien Gester, Libération, 30 décembre 2013.